
Photo de Anugrah Lohiya sur Pexels.com
La main invisible de l’État en économie de marché : pas tout le temps
Encore aujourd’hui, à l’université, on enseigne toujours des notions conceptuelles farfelues, comme la concurrence pure et parfaite entre des milliers d’agents économiques, ce qui permet supposément de toujours aboutir au juste prix, et celle de la main invisible de l’État en économie de marché. La classe dominante prêche pour la main invisible de l’État en périodes de profits records : le patronat exige que les gouvernements ne viennent pas polluer les lois naturelles de l’économie par des hausses d’impôts, par des règlements environnementaux, par une augmentation du salaire minimum, par des lois du travail qui favorisent la syndicalisation, par des investissements accrus dans les services publics que l’on préfère voir privatisés, par des mesures renforcées pour lutter contre l’évasion fiscale dans les paradis fiscaux, par des lois limitant la rémunération des dirigeants d’entreprises, etc. Il faut laissez faire les agents économiques. Tout au plus, ils peuvent tolérer des mesures volontaires et non-coercitives. Il ne faut surtout pas brimer les libertés individuelles.
Mais quand ça va mal pour le privé, comme lors de la terrible crise financière de 2008 occasionnée par la cupidité abyssale des institutions financières et de leurs «big boss» et comme c’est le cas actuellement avec la pandémie liée au coronavirus, alors là il crit au secours et demande que la main de l’État redevienne visible afin de lui verser des milliards de dollars en fonds publics comme le font maintenant les transnationales aériennes et Air Canada : «La pandémie plombe les ailes des transporteurs aériens. Une aide étatique de plusieurs millions sera nécessaire pour traverser les turbulences affirme l’Association du transport aérien international» (Le Devoir, 18 mars 2020). En plus de quémander des subventions gouvernementales, elles vont littéralement rationaliser et réduire leurs coûts en flushant de nombreux employés, et/ou, au nom des principes moraux vertueux de la compassion et de la solidarité, couper généreusement dans les salaires et les avantages sociaux de leurs employés du genre menu fretin. Pour leurs employés dits ordinaires, ils vont de plus demander à l’État de leur venir en aide. Ah oui, pas question de couper dans les salaires dodus et rondelets des dirigeants. Je vous en prie, ne faisons pas preuve d’ingratitude envers nos créateurs de richesse, sinon ils vont s’en aller peut-être ailleurs mais plus probablement ici.
Les profits records d’Air Canada qu’affectionnent les actionnaires et les gestionnaires
Oui, dans plusieurs cas, les transnationales ont réalisé ces dernières années (compagnies bancaires, ferroviaires, alimentation, aviation, etc.) des profits records. Mais elles n’ont pas fait comme la fourmi en mettant un peu d’argent de côté au cas où. Ben non, elles ont fait comme la cigale et en ont profité pour aider leurs actionnaires, les seuls en qui elles se sentent vraiment responsables, et leurs dirigeants. Elles ont donc consacré des milliards de dollars en rachetant leurs propres actions, en haussant fortement les dividendes et en saupoudrant les patrons de généreux salaires et de programmes d’options d’achats d’actions, dont la moitié seulement est imposable, étant considérées du point de vue fiscal comme du gain en capital. Même que parfois, elles ont dû, malgré des profits records, emprunter de l’argent afin de se montrer reconnaissances et loyales envers leurs actionnaires et les patrons. Et pourtant, les lois naturelles postulent que gros profits riment avec gros investissements privés. C’est la théorie.
Mes amis, vos politiciens ont privatisé Air Canada (comme le CN et Pétro-Canada) sur des fondements idéologiques et politiques seulement. Ce n’est certainement pas en raison d’avoir plus de concurrence puisque Air Canada est en situation de monopole dans plusieurs régions au pays. Et, tout de même curieux, après la privatisation, les prix et les plaintes ont augmenté et les services ont diminué : «Ottawa veut plus de concurrence dans le secteur aérien au Canada» (Le Devoir, 17 mai 2017). Afin d’accroître la compétition, Air Canada vient d’acquérir Air Transat!!! Il y a aussi cette drôle d’histoire : «Transport aérien régional : les maires veulent casser le monopole et Air Canada» (Le Journal de Montréal, 27 septembre 2017). Pour au moins se faire entendre, nos maires vraiment naïfs du Québec ont entamé un pèlerinage au pays : «En mission à Toronto et à Calgary pour des billets plus abordables» (Le Journal de Montréal, 25 janvier 2018). En 2018, les dirigeants d’Air Canada ont eu la frousse et ont entendu l’appel des maires : «Les prix des billets d’avion ont grimpé de plus de 10% au 3e trimestre de 2018» (Le Devoir, 13 septembre 2018). Meilleures chances la prochaine fois. Et quant au service : «Air Canada est le champion des plaintes» et «Air Canada, délinquant numéro 1 des services en français» (Le Journal de Montréal, 11 janvier 2020 et 16 mai 2019). La faute n’est pas à incomber à Air Canada mais à ces damnés Québécois qui ne s’anglicisent pas assez vite. Aille, il faut être effrontés pas à peu près pour exiger des services en français sur des vols d’Air Canada au pays et même au Québec…
Revenons aux chaleureux et doux profits records
Profits records ou pas, Air Canada va exiger et va recevoir des milliards de dollars de nos gouvernements du pays afin de les soutenir dans la crise du coronavirus et de les aider à continuer à honorer leurs dirigeants et leurs actionnaires. Faisons un petit tour d’horizon de l’historique récente des juteux bénéfices de notre joyau collectif, comme le sont d’ailleurs Bombardier et SNC-Lavalin, qu’est Air Canada : «Air Canada garde le cap sur les records» (Le Devoir, 17 février 2018). C’est beau comme mission sociale de garder le cap sur les profits records. Moi en tout cas, ça vient me chercher et ça fait que je suis alors fier d’être Canadien. En 2018, on parlait d’un bénéfice net de 2 milliards$. Ah ben, ça parle au diable. En 2017, il est arrivé quoi selon vous? Bravo, vous avez la bonne réponse : «Des profits records pour Air Canada» (Le Journal de Montréal, 2 août 2017). Idem en 2016 : «Air Canada dégage un autre bénéfice record» (Le Devoir, 18 février 2016). Qu’il fait bon d’être un monopole privé. En 2015, en 2014 et en 2013, ce fut pareil : «Air Canada affiche des résultats records pour 2014 malgré le taux de change» et «Air Canada a réalisé en 2013 un bénéfice historique» (Le Devoir, 12 février 2015 et 7 novembre 2014). La morale de cette histoire est qu’il faut aider Air Canada de nouveau afin qu’elle renoue joyeusement avec de fastes bénéfices.
Il faut aussi réduire les coûts, sans toucher aux vaches sacrées des…
C’est bien évident que des gauchistes malveillants vont profiter du malheur actuel d’Air Canada pour suggérer aux boss de la compagnie de baisser leurs gargantuesques salaires ou au gouvernement d’imposer au même taux que le monde ordinaire leur rémunération qu’ils se font verser en actions plutôt qu’en chèque de paie et qui fait que la moitié de leurs gros émoluments n’est pas imposée du tout. De ce fait, ils ont un taux d’impôt réel moindre que leurs employés ordinaires. Équité et justice sociale vous dites!
Parlant justement d’options d’achats d’actions, le p.d.g. d’Air Canada en a exercé au mois de février 2020, a passé «GO» et a encaissé un gain de 3,2 millions$, dont la moitié n’est pas imposable : «Calin Rovinescu passe encore à la caisse» (Le Journal de Montréal, 3 mars 2020). En juillet 2019, Calin Rovinescu a frappé le «jackpot» et badabang : «Le grand patron d’Air Canada engrange 52,7 millions$ d’un seul coup (dont la moitié n’est toujours pas imposable)» (Le Journal de Montréal, 8 août 2019). Et son salaire ordinaire, en plus de l’exercice d’options d’achats d’actions que vous me demandez? «La rémunération du PDG d’Air Canada explose de 27% (à seulement 11,5 millions$)» (Le Journal de Montréal, 10 avril 2019). Alors, on est tous d’accord? Crise du coronavirus oblige, l’État doit venir en aide à Air Canada, et les employés doivent être solidaires et accepter d’être mis à pied «temporairement» et de subir de petites diminutions de salaires afin de préserver les droits acquis des boss et des actionnaires. C’est ça la beauté du système capitaliste.